Le battoir et le pinceau

Regards croisés sur le tissage


Hélène Dragoumis (1961)

et

Péris Iérémiadis (1939-2007)

 

par Katina Iérémiadis, fille du peintre,
Décembre 2014

 

Je savais lointainement que Péris fréquentait une tisserande dont il admirait l’art de tisser. Lors de notre rencontre annuelle en été, Péris avait à cœur de m’informer des moments et des rencontres marquants durant mon absence. Un jour, bien après sa mort, Hélène Dragoumis me contacte et je comprends rapidement que la tisserande dont me parlait Péris, c’est elle. Notre relation, inattendue mais durable et stimulante, fait progressivement naître un projet d’article sur ces instants qu’Hélène a partagés avec le peintre. De mon côté, travaillant depuis 2007 sur le classement des archives de mon père, de nombreuses questions me taraudent au sujet de sa démarche artistique. Je découvre ou devine certains aspects particuliers et je cherche sans cesse des confirmations, dans ses livres et auprès des personnes qu’il fréquentait. Parce que Péris avait l’art de préserver le mystère sur son travail… Je pense à cette phrase de Matisse, qu’il avait soulignée : «Vous voulez faire de la peinture ? Avant tout il vous faut vous couper la langue, parce que votre décision vous enlève le droit de vous exprimer autrement qu’avec vos pinceaux». (Henri Matisse, Écrits et propos sur l’art, par D. Fourcade, Ed. Hermann, p.190). J’ai toujours quelque remords à prendre la plume, pour oser, non pas parler à la place de mon père, mais tenter de mettre en valeur son travail artistique de manière personnelle, avec l’espoir que ce travail sortira un jour de l’ombre en Grèce et pourra aller à la rencontre d’un plus grand public que celui, beaucoup plus restreint, dont il était pourtant adoubé de son vivant. Hélène rencontre Péris lors de l’exposition de 1992 à Kiffissia, dans la galerie de Pierretta Lorentzatou, une amie bijoutière avec laquelle mon père organise une exposition collective : tableaux de Péris et bijoux de Pierretta. C’est Pierretta qui fait les présentations. Hélène est toute jeune, elle a environ 29 ans, presque le même âge que moi, à l’époque. Tous deux prennent rapidement conscience de leur affinité commune pour le tissage et les arts textiles en général, dans un monde où le travail de la main disparaît du quotidien. Péris se rend par la suite très régulièrement dans l’atelier d’Hélène, traversant tout Athènes en train pour passer chez elle trois ou quatre heures à contempler la création de ses tapis, assis religieusement sur un tabouret, derrière le métier à tisser, avec à la main une tisane de thym qu’Hélène lui prépare presque rituellement. Dans l’atelier, Hélène travaille seule ou bien accompagnée d’amies. Que ressort-il de ces rencontres entre Hélène et Péris et de nos échanges aujourd’hui lorsque nous nous interrogeons sur cette fascination partagée par la tisserande et le peintre? Quelle place occupent et que représentent le tissage et plus largement les arts textiles pour l’un et l’autre?

Héléne Dragoumis, Tisserande

Hélène Dragoumis est née en 1961, à Athènes. Elle est issue d’une famille aristocratique installée en Macédoine en provenance de Smyrne du côté de son père et du Péloponnèse du côté de sa mère. Son père, Markos Dragoumis (18.12.34 - 23.01.2023), musicologue réputé, a passé sa vie à enregistrer puis à publier des chansons traditionnelles de toute la Grèce. Enfant, Hélène découvre la broderie aux côtés de sa grand-mère. Sa maison possède des tapis précieux qu’elle examine et admire, sans jamais se douter qu’un jour des tapis jailliront de ses mains. Il s’agit des tapis réalisés selon la technique du nouage, avec des nœuds (κόμβος), mais aussi des kilims. En évoquant devant moi certains moments de l’enfance, elle semble prendre soudainement conscience de l’importance de ces éléments dans son choix de tisser. «Dans ma famille et mon milieu, on ne tissait pas comme cela se pratiquait à la campagne, en Grèce. À l’âge de 11 ans, j’ai perdu mon grand-père que j’aimais beaucoup, je me souviens de cet été-là, assise, mélancolique et silencieuse, en train de dessiner autour d’une table avec mes frères et sœurs. Durant cette période, j'ai réalisé que je pouvais prendre plaisir à dessiner des motifs et des dessins géométriques à l'encre de Chine en utilisant un rapidographe (rotring). Plus tard, mon désir était d’étudier le design textile.
Après avoir terminé mes études secondaires, j’ai suivi des cours à l’École d’arts graphiques de Vakalo. À l'époque, mon rêve était de créer des motifs pour le textile, mais j'ai fini par découvrir que cette école n'enseignait pas ce domaine. J'étais envahie par un sentiment d'échec car les arts graphiques ne m'intéressaient pas suffisamment. Mais j’ai continué à suivre des cours d’histoire de l’art et de photographie, qui me passionnaient. Pourtant, je sentais intérieurement que j’étais aussi attirée par le travail manuel. Quelques années plus tard, lors d'un court voyage à Smyrne, alors que je me promenais dans la ville, je suis entrée dans un atelier où de jeunes femmes turques étaient assises devant des métiers à tisser des tapis noués. Je me suis dit immédiatement: «ça, c’est pour moi !». Je devais avoir 25 ans à l'époque. De retour à Athènes, j'ai pris soin de suivre des cours de tissage et en six mois j'ai appris à la fois à tisser et à teindre mes fils avec des teintures végétales. Ensuite, j'ai acheté mon propre métier à tisser à la maison. Une bonne amie à moi, voyant mes tissages, m'a encouragée à continuer et à en faire mon activité principale. Parallèlement au tissage, je travaillais aux côtés d'Alexandra Solomou, qui peignait sur céramique, et j'ai ainsi appris cet art qui m'occupe encore aujourd'hui comme la tapisserie, ayant l'opportunité d'appliquer mes propres dessins et motifs à la céramique utilitaire.
J'ai dû apprendre à me discipliner et à me concentrer pour me plonger en profondeur dans l'art du tissage. Les premiers dessins que j’ai commencé à réaliser avaient une spontanéité innée, et l’aspect esthétique provenait uniquement de mon expérience personnelle, car depuis mon enfance, je peignais à la détrempe divers paysages imaginaires que j’avais en moi. J'ai toujours eu une attirance pour l'art populaire des peuples et des civilisations anciennes. Aujourd'hui encore, je travaille spontanément sans plan complet, avançant dans l'inconnu et construisant mon travail étape par étape, et cela me captive, sentant mon désordre s'enrichir au fur et à mesure qu'il se développe. Mais au fil du temps, j'ai appris à m'appuyer sur une conception complète dès le début, en faisant des ébauches sur papier, en ayant également une direction de couleur. Désormais, pour chaque œuvre, je choisis la méthode que je souhaite suivre.
Lorsque j’ai rencontré Péris Iérémiadis, je commençais à exposer mes tapis. J'ai été profondément influencée par le regard de Péris sur la manière dont j'abordais le tissage et les thèmes que je tissais. Il m'a demandé si je connaissais le tissage copte, qui m’était inconnu, et a commencé à me parler du merveilleux travail des Coptes, à m’apporter des photos et cela a été une révélation pour moi. Pour Péris, c'était la quintessence de l'art du tissage et il avait raison! Aujourd’hui, j’en suis complètement convaincue! En général, dans mes créations, je m’inspirais de dessins préhistoriques, de dessins d'enfants et d'art populaire de cultures de toutes les époques. C'est grâce à Péris que j'ai découvert la Tapisserie de Bayeux et les broderies ottomanes qu'il admirait aussi, il m'a donné quelques photocopies de ce livre que j'ai acheté par la suite. J’étais frappée par la manière dont il admirait et pénétrait toutes ces œuvres et broderies coptes, les faisait revivre et les enrichissait. Cette émotion que Péris dégageait en les voyant et en les commentant, par ses analyses simples, était magique et jusqu'à aujourd'hui, je suis remplie de son ressenti et de son amour pour ce qu'il m'a transmis.» Nous convenons toutes les deux, en compulsant des livres que je reconnais, que «tout est déjà là» !

Copies (origine Copte)

Reproductions offertes par Péris, avec quelques annotations.

«J’étais un peu jeune pour saisir tout ce que Péris me disait. J’étais très impressionnée. Nos échanges n’avaient rien d’intellectuel. Comme mon père avec la musique, Péris semblait être entré très profondément dans son sujet. Il était un expert. J’étais un peu dépassée mais jamais il ne me l’a fait ressentir. Péris surveillait l'avancement de mon travail. Même mon père, qui estimait mon activité, n’a jamais fait ce pas. L’intérêt de Péris et son contact me touchaient beaucoup. Il donnait de son temps pour s'asseoir près de mon métier à tisser pendant que je travaillais!
Péris disait qu’en art, on ne fait rien simplement parce qu'on en a envie, car il existe des règles et des structures qui guident une œuvre. Il m'expliquait que, dans l'art du tissage, la perspective ou la profondeur de champ ne correspond pas à la manière dont travaillaient les civilisations anciennes qui en ont posé les bases. Comme j’ai des origines lointaines en Allemagne et que je faisais un tapis qui n’était pas très «grec», il me disait ironiquement que mes origines « barbares » ressortaient (1) ... Ainsi, il me faisait comprendre la différence entre les fondements de l'art grec ancien et ceux de l'art européen. Il avait cette manière bien à lui de me faire réfléchir par une simple observation. J'avais compris, bien sûr, combien les sentiers des civilisations antiques et les arts décoratifs de l'Orient lui étaient chers et familiers... Quand il voyait que je tissais des triangles ou des formes proches les unes des autres en changeant chaque fois de teinte, il me conseillait d'associer les couleurs par paires afin que l'œil puisse mieux percevoir l'ensemble. Petites révélations mais absolument essentielles. Péris avait une façon simple d’expliquer les choses qui n’était certainement pas fortuite! Passionné par le sujet, il me donnait ses conseils de manière un peu péremptoire (mais douce) et j’en riais parfois en lui faisant comprendre que je préférais suivre mon impulsion. Mais quand il me laissait seule avec ses conseils, je les méditais, me les appropriais et progressivement, commençais à les suivre! Et j’en ris encore aujourd’hui…»
"La nuit ancienne" (Note 1): Peut-être en référence aux critiques 
de Périclès Giannopoulos sur les «barbares» 
du Nord de l’Europe (in «La ligne grecque»)
Les tapis les plus récents d’Hélène sont habités par toutes sortes de créatures puisées dans la peinture rupestre d’Amérique du Sud, l’art mexicain, les tissus coptes et les broderies de la tradition populaire. Hélène a une prédilection pour les poissons, les oiseaux mais ses tapis représentent également d’autres animaux. Parmi ses poissons figure même «un poisson de Péris» (un poisson noir qui appartient à son œuvre)! «Péris m’a offert un des deux tableaux que j’ai chez moi, celui avec les deux poissons. Pour lui rendre hommage, j’ai tissé l’un des poissons dans l’une de mes tapisseries.». Hélène a réalisé quelques copies fidèles ou des interprétations libres de tapis coptes. Certaines des copies fidèles ont été tissées par son assistante et amie, Stéfanía Empiríkou, sous la supervision d’Hélène. Nous évoquons cet impératif, chez Péris, de l’émergence simultanée et interdépendante de la forme et du fond. De même la nécessité d’extraire le «squelette» d’un motif, soit le «suc» dont parle Matisse dans ses écrits.
Poisson noir de Péris 
et sa copie tissée ci-dessous.
«Comme moi avec mes tapis, Péris n’était pas un coloriste des couleurs de l’arc-en-ciel. Il aimait les couleurs de la terre.» Qu’il s’agisse des tapis d’Hélène ou des peintures de Péris, on retrouve une certaine économie des couleurs, des tons naturels et produits artisanalement, mais également l’importance accordée au rapport entre les surfaces colorées, à l’équilibre entre les pleins et les vides. On retrouve des thèmes communs et traditionnels, des motifs proches: poissons, oiseaux, décors floraux, etc.
Ce témoignage souligne la volonté chez Péris de partager, de transmettre son savoir. Parce que lui-même savait ce qu’il devait à la tradition et à l’étude de cette tradition. Pour Hélène, «Péris était un vrai artiste et un connaisseur. Je n’ai jamais collaboré ainsi avec d’autres artistes. Il reste le seul et il a beaucoup compté pour moi. Il me manque beaucoup.»
Le joueur de flûte 
de la Préhistoire
Je raconte en réponse à Hélène que depuis ma petite enfance, Péris m’avait également communiqué son attrait pour les arts textiles, m’offrant en toutes occasions des livres sur les broderies et les costumes grecs, sur l’art copte, des calendriers et des cartes postales du Musée Benaki, ainsi que des kourelloi jetés dans la rue et qu’il récupérait (tapis populaires constitués de bandes de tissus). Il m’a offert également un petit métier à tisser lorsque j’avais 7 ans, et un sac iranien tissé acheté dans une exposition. Il m’accompagnait presque chaque été au Musée Benaki et attirait mon attention sur l’origine géographique des tapis, en particulier ceux de Bursa, en Asie Mineure, sur la route de la Soie, haut lieu de production en matière de tissage au XV-ème siècle. Bursa étant la ville d’origine des Iérémiadis, en même temps que celle de Karaghiosis. Péris savait identifier l’origine de la plupart des tapis présentés-là, en fin connaisseur de la tradition du pourtour méditerranéen et surtout de l’Orient.

Péris Iérémiadis, Peintre

Péris Iérémiadis (1939-2007) a fait ses études de peinture à l’Ecole des Beaux-Arts de Paris où il a vécu une dizaine d’années avant de retrouver sa Grèce natale en 1972, non sans un détour par l’Allemagne et l’Italie. Il vivait et travaillait à Athènes. Il a régulièrement exposé ses œuvres, le plus souvent dans des galeries. A noter les expositions sur les barques, sur les fleurs (ou «arbres de vie») et sur les Saint-Georges entre 1995 et 2006. Mais il a aussi mis son art au service de nombreux et divers projets d’éditions (recueils de poèmes, livres sur le sculpteur Chalépas et l’architecte Pikionis, revues littéraires et philosophiques, Synaxaire (la vie des saints), contributions à des projets d’architecture et de théâtre. Il est toujours resté fidèle à sa démarche résolument personnelle et à son engagement spirituel. Évidemment, P. I. aborde le tissage et les arts textiles avec l’œil et le geste du peintre, comme il le fait continuellement pour d’autres domaines de la création humaine : sculpture (linteaux de Tinos, sculpture pastorale sur bois, sculpture antique), mobilier traditionnel (coffres, armoires, etc.), construction navale, architecture (maisons minoennes, colombiers de Tinos, plans de temples antiques, Murs du Céramique d’Athènes, les anciens murs d’Égine), monnaie antique, icônes byzantines, théâtre d’ombres (figures), etc.
Au sujet du tissage, P.I. s’appuie sur une riche documentation qu’il accumule au fil des ans (musée images et bibliothèque).
Sa connaissance de l’évolution de cet art encore vivant est solide. Dans sa bibliothèque et les revues conservées, plusieurs livres ou articles traitent du tissage. Il collectionne également, comme des fétiches, de nombreuses cartes postales qui immortalisent les travaux domestiques ou de la pêche : femmes teignant, filant, tissant, pêcheurs réparant leurs filets, etc.
Cartes postales
> Voir Diaporama 
«La ligne parisienne» 
(2024) 
Cliquer sur l'image ci-dessus
Art textile traditionnel Dans la seconde moitié des années 1970, P.I. observe attentivement de nombreux motifs présents dans les arts textiles traditionnels (costumes, tapisseries, broderies nuptiales, dentelles, etc.), motifs évoquant le filage, le nouage, les entrelacs, etc. Il les étudie au crayon à chaque occasion. 
 Cet intérêt prend probablement racine dès la période estudiantine, à Paris, lorsqu’il arpentait les salles du Musée de l’Homme, quand il explorait le thème de la ligne et du «fil» et qu’il illustrait la revue «Paroussia» des étudiants grecs de Paris.
Conjointement à l’exploration de la forme, c’est tout un univers symbolique que P.I. côtoie et adopte peu à peu, en élisant tout particulièrement les symboles comme le cyprès, l’arbre de vie, la bouilloire, la colombe, le poisson ou les deux poissons, la chouette, l’aigle à deux têtes, le griffon, le dragon, le crocodile, etc. De manière récurrente, il leur accordera une place de choix dans sa peinture. De même pour le serpent et la figure de la tête de mort.
Aigle bicéphale au crayon, inspiré d’un morceau de dentelle 
(croquis, 7 X 7 cm.)
Il lui arrive de se réapproprier un motif de broderie ou de tissage (grecque, ottomane) pour créer une grande tenture (peinture sur toile), une fresque, un grand panneau mural ou un paravent. Il isole un détail et le multiplie, ou bien intègre et met en scène le motif dans un paysage, en modifie les couleurs, l’agrandit, etc. Il isole, reproduit, transforme, fait des associations et donne aux motifs un sens nouveau. Création pour une armoire murale, vers 1990-2000.
Tenture tissée qui a inspiré le décor des portes ci-contre (origine ottomane)
Broderie nuptiale (Musée Benaki) Jardin d’enfants,
Koukaki
1980 Pour en savoir plus sur le jardin d'enfants, décoré en 1980 > Cliquer sur l'image ci-dessous:
Broderie 
(source : Musée d’images du peintre) Dans le tissage, les fils sont entrecroisés de manière à former un tissu solide et cohérent, au moyen de deux ensembles de fils : - les fils de chaîne tendus longitudinalement sur le métier à tisser, c'est-à-dire dans la longueur du tissu, pour créer l’armature de base. Ils restent en place pendant que les fils de trame sont passés entre eux. Ils servent de guide et de structure pour le tissage. - Les fils de trame sont disposés horizontalement, perpendiculairement aux fils de chaîne et se croisent avec les fils de chaîne pour créer la texture du tissu et lui donner sa solidité.
Environ 2002
Dans le dessin de P.I., l’image du tissage et de la structure porteuse et sous-jacente, composée des fils invisibles qui sous-tendent la réalité représentée, semble déterminer le geste plastique singulier de l’artiste, pour exprimer sa vision du monde, sa quête de la beauté et de l’harmonie. Un arrière-plan émerge, quel que soit le sujet abordé. Le fait que l’artiste s’attache à souligner les lignes de forces jusqu’au débordement des contours de la forme, contribue à « déréaliser » le sujet tout en augmentant sa présence. « Présence et représentation » s’entrelacent et « tissent » le regard que l’artiste porte sur le monde.
Sans titre ("orants"?)
Son crayon décortique non seulement les motifs de l’art textile, mais aussi les formes de la nature (écorce d’arbre, paysage, animal, corps humain), celles de l’environnement (mur de pierres, objets du quotidien), visages (icônes, portrait de ses proches ou de créateurs qui ont compté pour lui, comme Papadiamantis, Séféris, Pikionis, Lorentzatou, etc). Alors que j’assistais, à l’été 1980, à la naissance de son autoportrait, Péris me parlait de «tournure» du visage et de «nœuds», sans que je puisse alors faire le lien avec le tissage.
Papadiamantis, écrivain Dimitris Pikionis, architecte Yannis Tsadoulas, ami de Larissa
Certes, reconnaître les lignes de force d’un tableau fait partie du savoir de tout peintre. Mais chez P.I., ces lignes de force, qui, comme les fils de chaîne du tapis, demeurent habituellement cachées, vont peu à peu prendre la première place. L’artiste lève le voile, met au jour ce qui est sous l’écorce, dépouille le visible, à la recherche des points d’équilibre et de stabilité qui le sous-tendent. Le tissage sert de modèle ou de prototype, il guide et marque sa manière de dessiner.
L'un des rares autoportraits de Péris Iérémiadis
 «Les choses ne sont obscures que superficiellement. Il faut pénétrer en elles, jusqu’au fond 
et rechercher la vérité, aussi amère soit-elle.»
Péris Iérémiadis
Propos de P.Iérémiadis, rapporté par Mavroidis : > Source
 Voir le diaporama «Μικρά τοπία»
«Petits paysages» 
Cliquez sur l'image ci-dessous:
Dans la peinture de P. I., la référence explicite au tissage s’effectue également par l’intégration de motifs issus du tissage, en particulier «la toile à matelas», tissu associé au textile traditionnel, sobre et répétitif (comme les draps grecs ou les tissus bayadères). La toile à matelas, son tissu de prédilection, se charge de nouveau sur le plan symbolique et colle à la peau de l’homme qu’il est : tradition et authenticité, retour aux sources ; simplicité, sobriété ; minimalisme, valorisation de l’essentiel et de l’équilibre, rejet du superflu et de l’ornementation excessive, symbole de pureté ; durabilité, résistance ; repos, confort, sécurité, protection ; intimité du foyer, sécurité affective, souvenirs d’enfance. Pour l’anecdote, Péris se faisait faire ses chemises en toile à matelas! Cette omniprésence de la toile à matelas ou du drap contribue à mettre au jour, dans son œuvre, l’importance cruciale du temps, le mélange entre tradition et innovation, entre formel et symbolique, fond et forme restant indissociables et se révélant mutuellement en permanence.
Inspiré de la sculpture pastorale sur bois
La toile, avec ses variations et ses méandres colorés, trouve bien sûr sa place conventionnelle dans les tableaux comme ceux des «couples» ou de la «femme couchée» (voir ci-contre). Mais en observant de plus près d’autres œuvres, il devient évident qu’elle change aussi de statut sur un plan symbolique : elle se métamorphose en vagues de la mer (peut-être pour exprimer le flux et le reflux du temps.), en air/souffle du vent (fond), en terre (les sillons), jusqu’à devenir la toile de fond du tableau, comme la métaphore du cadre de la vision de l’artiste, son rêve éveillé ou retrouvé, c’est-à-dire finalement le véritable sens du tableau, sa raison d’être. L’artiste nous donne à voir la chose, certes, mais aussi son propre regard.
 «[...] Dans la peinture (pourrait-on dire dans l’écriture de la vie ?), on ne trouve nulle part ce qu’on pourrait qualifier de « mineur ». La profondeur de la vie.» Péris Iérémiadis 
(Journal intime, 10-5-2006)
Le tableau ci-contre (le bouquet gris) illustre selon nous cet aspect, en présentant un «arbre de vie» (thème traditionnel des fleurs plongées dans une bouilloire remplie d’eau, source de vie). Évocation probable du temps qui gouverne nos vies, de l’interaction complexe entre la destinée et la volonté humaine : où chaque fil, même insignifiant, s’inscrit dans une toile plus grande, façonnée par le temps et les forces universelles qui déterminent la durée et la fin ; où chaque instant, malgré nos choix et nos actions, est inséré dans un plan global, où chaque événement a une place et une signification dans l'ordre du cosmos. Et pourquoi pas également, pour le peintre, la nécessaire vie contemplative comme seule issue possible face au mystère et à l’incompréhensible qui structurent nos existences. La vie ? Ce tissage qui allie moments de liberté individuelle et contraintes imposées par le destin (le «cadre limité» du bouquet qui représente la vie individuelle) et un destin qui nous échappe (dynamisme des lignes obliques de la toile de fond qui sortent du champ, puisque nous n’en connaissons pas le bout, c’est-à-dire la fin, ce moment précis où le fil sera «coupé.»). Cette figure trouve son pendant dans un autre tableau avec le tissu en damier qui rappelle le jeu d’échec. Tout se passe comme si le peintre révélait la structure de tout ce qui l’entoure, cernait ainsi son véritable sujet, son idée fixe en quelque sorte, qu’il s’agisse d’un élément naturel, d’une plante, d’un œil, d’une main, d’un visage, d’une barque, d’un lit, d’un vase, d’une façade de colombier ou du plan d’un temple antique. L’art du tissage, au-delà de son aspect artisanal enchanteur, devient geste originel du créateur et symbole de présence. Il gouverne le regard de l’artiste, puis son crayon et son pinceau. Le tableau devient «tissage» du devenir et de l’éternité, équivalent du couple fils de chaînes/fils de trame en tissage.
Inspiré de la sculpture pastorale sur bois Cette double dimension relative à la nature du temps (devenir/éternité) se traduit aussi, par exemple sur certains tableaux («couples», «Femme couchée») par l’insertion, dans un coin, d’une petite fenêtre reproduisant la même scène mais de manière spectrale et sous-jacente, évoquant ainsi, pourquoi pas, la double dimension entre : amour terrestre (imparfait, limité et conditionnel, bien que source de joie et de croissance)/amour éternel (qui transcende les limitations humaines et temporelles, lié au spirituel, divin ou absolu) ; mais aussi : beauté ou corps soumis à l’inéluctable transformation jusqu’à l’effacement/beauté ou âme immuable, qui échappe au temps, au changement, au flux du devenir.
 « Ah ! Tout devait arriver comme ça ! Voir les espoirs et les roses s’effeuiller. Voir les barques des années s’échapper, s’échapper et s’éteindre. » 
Kostas Karyotakis 
 (Poème « Seulement », Telles des guitares désaccordées, Maria Polydouri, Kostas Karyotakis Ed. Bruno Doucey, 2016, p. 25)
Inspiré de la sculpture pastorale sur bois
 Été
 On retrouvera les rythmes là où on les a laissés Sur le sable avec les écumes de l'année écoulée Dans les bois soudain coincés par les tempêtes. Dans les algues dispersées dans l'eau calme. On retrouvera du rythme partout. Seulement toi Nous ne te trouverons nulle part éclair de jeunesse Plus rapide que courir, moins que le dauphin Dans son bond, un instant dans la mer s'il est vu [...] Zisimos Lorentzatos * *Z. Lorentzatos : «Nous avons pris un bateau à Agios Nikolaos, nagé, déjeuné, l'après-midi nous sommes entrés dans le port de Folégandros et sommes montés au double village, l'un des plus beaux des Cyclades. Le soir, pain au levain, retsina maison, chèvre grillé, ail, salade de tomates à l'oignon, fromage yiddish, œufs à l'huile - notre culture dans ses ingrédients les plus permanents. Le jardinage ne fait qu'un avec la pêche, celui-ci ne fait qu'un avec l'architecture, celui-ci ne fait qu'un avec le tissage et tous ne font qu'un avec la religion, avec le langage, avec le cycle de la vie et de la mort, avec le ciel et la terre. L'anneau atophios : serpent uroboros. Pas de village cycladique pour moi comme Folegandros, une telle noblesse, humilité, pastra (et la plupart se ressemblent) ». («La rainure sur le volant.», Zisimos Lorentzatos, 1975, publications Domos)
Tout comme les fils tissés se croisent et s'entrelacent pour former un tout cohérent (l’œuvre tissée), le pinceau symbolise aussi, par ses moyens propres, l’interdépendance entre les différents éléments de la nature (plantes, animaux, minéraux, paysages ...), ce «fil de chaîne» commun qui sous-tend l’étoffe du monde et de toutes ses manifestations. Sur le plan graphique, cette connexion se traduit plastiquement par la similarité des tracés et leur continuité, lorsque les méandres des sillons creusés dans la terre épousent les ondulations des vagues et du Zéphyr.
 «La mer comme de l’or fondu. Je glisserai mon rêve à bord d’un caïque, et il voguera. Je foulerai les diamants de galets éclatants.» Kostas Karyotakis Poème « Un brin de lune, ce soir », in Telles des guitares désaccordées, Ed. Bruno Doucey, 2016, p. 23.
 «Hiver comme été 
nous labourons les flots.» 
Andréas Karkavitsas "Dits de la Proue", A. Karkavitsas, Ed. L’Harmattan, 2017, p. 126.
Cette cohésion, correspondance ou unité des registres s’inscrit également dans la composition même des paysages dans lesquels ils se superposent et s’imbriquent les uns aux autres, de manière hiérarchisée, comme dans le tableau ci-contre : en bas, l’arbre de vie accompagné de cyprès, qui supporte la mer puis le bateau «de passage» et sa cheminée fumante, plus haut, la chaine des montagnes sous la voûte céleste lorsque trône la lune. Le bateau, la mer, l’arbre de vie et son autre version, les cyprès (symbole de la vie éternelle qui vient après la mort) sont tracés en blanc sur fond noir, comme pour figurer le caractère inéluctable du temps qui passe et l’effacement inexorable du sillage, soit de notre propre passage, avec la tristesse qui les accompagne. Le ciel rouge et les monts jaunes (*1) semblent jouer leur rôle consolateur et de résilience. Le choix des couleurs renforce le message spirituel, symbolique et émotionnel de l’œuvre. L’artiste met en scène l’opposition entre la finitude humaine et l’immensité du cosmos, le questionnement sous-jacent de tout homme sur le sens de l’existence et sur sa place dans l’univers. La question de notre fragilité existentielle semble à la base de l’inspiration de l’artiste et de l’élaboration de son œuvre et confère au tableau son sens et sa profondeur.
*1: Le jaune de cadmium, par exemple, est traditionnellement perçu comme une couleur lumineuse symbolisant l'illumination ou l'alchimie de la transmutation, associée à la quête spirituelle et à la recherche de la sagesse divine.
 «Ce vaisseau fantôme apparu dans le lointain n’était rien de plus qu’un vol d’hirondelle annonçant le printemps.» Andréas Karkavitsas "Dits de la Proue", A. Karkavitsas, Ed. L’Harmattan, 2017, p. 56.
La connexion entre les éléments naturels s’exprime par une continuité au niveau du graphisme et au niveau de la composition, mais s’accentue sur le plan chromatique, en particulier durant la dernière période de la vie de l’artiste : par le choix d’une seule couleur dominante, celle de la terre, pour représenter tous les éléments et les êtres, comme pour souligner leur origine commune. Par exemple, dans le dessin ci-contre, dédié à sa seconde femme disparue, tous les éléments représentés (bateau noir qui «s’éloigne», mer, poissons, étoile de mer, terre, arbres dénudés, feuilles, montagnes, ciel et lune) sont enchaînés les uns aux autres, «unifiés» sur un même plan. A noter la forme ovale du cadre intérieur, très récurrente dans les dessins de paysage, qui focalise le regard du spectateur, et pourrait s’apparenter à un œil ou le centre de la vision de l’artiste. Le regard de celui-ci semble faire partie intégrante du sujet du tableau.
"A Julie", 2004
 «La couleur contribue à exprimer la lumière, non pas le phénomène physique 
mais la seule lumière qui existe en fait, celle du cerveau de l’artiste». Henri Matisse 
 H. Matisse, cf. Ecrits et propos sur l’art, par D. Fourcade, Ed. Hermann, p.200, citation soulignée par P.I.
*2: Journal intime, Péris Iérémiadis, 20-10-2005. *3: La matière première du ciel, Yannis Tsarouchis, par Odysseas Elytis, p. 55, Ed. L’Asiathèque, 2021. *4: La matière première du ciel, Yannis Tsarouchis, par Odysseas Elytis, p.51, Ed. L’Asiathèque, 2021.
En perpétuelle recherche des règles cachées et mystérieuses, des points d’équilibre qui structurent et sous-tendent le monde, le peintre effectue comme une radiographie des êtres et des choses. D’où sa référence aux fils de chaîne, au nouage, aux entrelacs, aux lignes de forces débordant les limites d’un objet, mais aussi cet autre procédé singulier de l’inversion du clair et de l’obscur, ou de la représentation en négatif : «[...] Est-ce qu’on pourrait faire des ombres lumineuses?» (*2) Ce qui, habituellement, demeure dans l’ombre et l’obscurité, apparaît de manière lumineuse voire source de lumière. On dépasse la simple représentation du monde visible, on «transcende» la matière pour révéler la beauté divine ou la vérité cachée ou oubliée (αλήθεια /vérité comme dévoilement de ce qui était oublié/caché). Soit «faire rayonner dans la lumière, éternellement, divinement»(*3), comme l’écrit Elytis en 1964, au sujet du peintre Tsarouchis, que P.I. estimait aussi beaucoup. On pourrait encore attribuer à P.I. les mots du poète : «Être Grec signifie sentir et réagir d’une façon déterminée ; rien d’autre. Être acteur d’une liturgie qui a rapport immédiat avec le drame des Ténèbres et de la Lumière que nous jouons tous ici, dans ce coin du globe.» (*4)
 «[...] Chaque pierre possède 
sa propre lumière, et chacune, 
son obscurité bien à elle.»
Péris Iérémiadis Journal intime, Péris Iérémiadis, 17-4-2007.
 «[...] Pourquoi toutes les choses 
sont-elles représentées allumées? Simplement parce qu’elles sont destinées à s’éteindre. Et à tout ce qui est festif aussi, on dira adieu.»
Péris Iérémiadis Journal intime, Péris Iérémiadis, 10-03-2007.
 Voir le diaporama «Κομμάτια γῆς- Χρώματα» «Couleur terre» Cliquez sur l'image ci-dessous:
Dans l’étude de la couleur de P. I., l’image du tissage est encore présente et sert à mettre en valeur les rapports qu’entretiennent les tons entre eux, par juxtaposition, entrecroisement, interpénétration, pour constater et mettre en évidence que les couleurs se révèlent les unes les autres et que la couleur, c’est avant tout une question de rapport. Ainsi, le gris peut nous apparaître bleu selon la couleur qu’il côtoie. Enfin, la métaphore se prolonge encore: les fils de chaîne représentant la quadrichromie, règle de base héritée de Polygnote, la structure cachée (jaune, rouge, noir, blanc), tandis que le fil de trame mélange, associe méticuleusement les teintes pour «tisser» cette palette si singulière.
Inspiré de la sculpture pastorale sur bois
L’étoffe de l’œuvre de P.I. s’ordonne patiemment, de manière continue et répétitive, à l’image de l’élaboration du tapis sur le métier. S’y mêlent connaissance des traditions ancestrales (formes, caractéristiques, symbolique, etc.), maturité du geste, palette singulière, économie des couleurs, représentation en deux dimensions et en négatif. S’y invitent et entrent en lévitation, de manière constante et presque familière, les mêmes figures symboliques : le cyprès, la tête de mort, le serpent, la lune, les astres, les feuilles et les poissons. Celles-ci gravitent autour des petits et grands véhicules flottants et de passage, autour des arbres de vie et de Saint Georges, figure tutélaire qui tient le mal à distance avec sa lance. Cette continuité thématique et plastique signe la singularité du cheminement de l’artiste qui déroule inlassablement son fil ininterrompu, tout en conférant à l’œuvre sa cohérence et sa solidité. Il «fait œuvre» comme on réalise un tapis. Une œuvre cohérente et constante. Les tableaux de P.I. ne relèvent jamais d’une création régie par le hasard, mais sont le fruit d’une méditation profonde et chaque élément occupe une place soigneusement définie et mûrement réfléchie. «(…) vous savez on n’a qu’une idée, on naît avec, toute une vie durant on développe son idée fixe, on la fait respirer.» (Matisse, Ecrits et propos sur l’art, par Dominique Fourcade, Ed. Hermann, p.41, phrase soulignée par P.I.)
Dans le tableau intitulé «SOMMIER» (ci-contre), le peintre nous dévoile le spectre d’un lit, le sommier à lattes métalliques entrecroisées, un modèle daté dans la temporalité de l’homme, évoquant peut-être à la fois une époque révolue, celle de sa jeunesse dans les années 1940/1950, et la sobriété qui caractérise son passage terrestre. Nous retrouvons la force symbolique de l’image du sommier comme support, source de rigidité mais aussi de souplesse (il y a des ressorts), de confort et de sécurité. On peut y voir également un lit abandonné, réduit à l’état de dépouille, comme le corps. Image de l’effacement. Continuité symbolique puisque le lit figure la condition humaine, avec sa propre temporalité : dans un lit, on naît, on dort et on meurt. Je me souviens lorsque, adolescente, j’écoutais mon père m’expliquer la nécessité de replier nos draps le matin pour effacer les traces du sommeil comparables à «l’image de la mort». Toutefois, de nouveau, ce qui est habituellement soustrait à notre vision transparaît de manière «déréalisée», en négatif par rapport à la perception courante du monde phénoménal, en l’occurrence un simple lit sans matelas, objet banal du quotidien, abandonné à son sort. L’invisible rendu visible. C’est l’envers du décor qui nous est donné, en miroir, et en filigrane, sa vérité propre. Ainsi le titre, écrit à l’envers en lettres de lumière est inséré juste au-dessus d’un serpent bicolore, «témoin-médiateur» au statut particulier puisqu’il vit à la fois sous la terre et à la surface, navigant entre deux mondes.
« Sommier », 2007 (pigment gratté, 62 ,3 x 50 cm.)  «(…) Fais de ta douleur une harpe. Et sois comme le rossignol, Et sois comme la fleur. Quand viennent les temps amers, fais de ta douleur une harpe, et chante-la. (…)» Kostas Karyotakis
 Poème « Noblesse », in Telles des guitares désaccordées, Ed. Bruno Doucey, 2016, p. 56-57.
Cette interprétation personnelle se trouve confortée par le choix du matériau métallique, et partant, l’évocation de la mythologie de la métallurgie et du feu. Le sommier m’apparaît alors comme le fruit d’un rêve de métamorphose. Le tableau semble structuré par ce puissant cadre métaphorique de l’alchimie qui fait de l’art un pont entre le monde matériel et le monde spirituel, en vue de la purification spirituelle du créateur, voire du spectateur. Maryse Marsailly rappelle : «Le symbolisme des métaux se rattache à la fertilité et à la fécondité de la terre, du corps et de l’esprit, par un processus de purification menant au dépassement de soi, à une mort et une renaissance, à une forme d’immortalité ou d’illumination.» (Article "Le Sacré. Fer et métaux, une gestation symbolique"). Ici, comme dans la série des Tamata de P.I. (Ex-voto métalliques dessinés et métamorphosés par P.I.), l’ambivalence symbolique du fer (*6) se traduit à mon avis par les oppositions chromatiques. Les lames du sommier, tout comme le serpent, sont à la fois baignées d’une lumière blanche comparable à celle de la lune, qui préside à la fertilité et à la gestation, mais aussi constituées du sang de la terre (ocre rouge), matrice au sein de laquelle croissent les métaux.
Dans ce tableau et d’autres de la même époque, les couleurs semblent jouer un rôle symbolique central, en lien direct avec l’alchimie. (*7) Dans la partie supérieure du tableau «Sommier», le fond noir du tableau pourrait évoquer «la phase noire» du processus alchimique, celle de la mort symbolique, de la décomposition, de la purification initiale. Il s’agit de se libérer des impuretés, de se détacher des excès et des lourdeurs du monde matériel, d’échapper au flux tumultueux du quotidien, en ces temps de déclin, de se dépouiller du superflu (économie des moyens plastiques, sobriété, humilité et silence, destruction de l’ego). Dans sa partie inférieure, le tableau est recouvert d’ocre rouge. Les tracés sont le fruit de la suppression de la matière (dépouillement, dévoilement), par grattage du pigment rouge, faisant apparaître le fond blanc du support et provoquant du même coup un effet de lumière. Le pigment, inégalement réparti sur la surface, fait aussi apparaître des zones jaunâtres. Si bien que nous retrouvons les trois autres couleurs correspondant aux étapes initiatiques complémentaires du cheminement spirituel alchimique, afin de passer du chaos à l’ordre, de l’obscurité à la lumière et de la matière impure à la perfection divine : le blanc (purification, illumination, élévation au-delà des imperfections terrestres) ; le jaune (maturité spirituelle, sagesse, apprentissage de la vérité) ; le rouge (réalisation et renaissance, perfection et illumination finale). Tel l’alchimiste qui travaille à la transmutation des métaux et, par analogie, à la transformation spirituelle, le peintre plonge dans la lumière le métal des lames du sommier, soit « la matière altérée du monde », et nous fait assister à sa transformation en « or pur et incorruptible ». (*8) Le sommier devient une « fenêtre sur l’âme », la métaphore de sa transformation, celle d’une recherche de sens dans un monde de plus en plus matérialiste, le creuset initiatique de l’éveil intérieur. Il prend la valeur positive du radeau ou de la «planche de salut», dans un bain de lumière réparateur. À noter que le mot «sommier», terme courant dans l’art de la tapisserie, est aussi employé dans d’autres domaines de la création humaine: musique, architecture, maçonnerie, serrurerie; et sa fonction principale est de «soutenir».
*6 : Maryse Marsailly décrit la double origine à la fois céleste et terrestre du fer, ce qui le rend « redouté ou sacralisé». Le fer, «embryon sorti des entrailles de la Terre-Mère », appartient au monde souterrain, chthonien et se trouve ainsi associé aux forces telluriques et infernales. Selon René Alleau (“Aspects de l’Alchimie traditionnelle”, Paris 1948, p62-63), le mot «métal» *, du grec «μέταλον /metalon» («mine, carrière, métal»), est issu de la racine «mé», «mès» qui est le plus ancien nom donné à la lune et à ce titre, le fer évoque également la fertilité associée à la lune «tombée du ciel» (origine météorique et céleste). («Le sacré. Fer et métal, une gestation symbolique», 2012)
* 7 : Le Noir (Nigredo) /Le Blanc (Albedo) /Le Jaune (Citrinitas) et Le Rouge (Rubedo).  «(…) la création est un sacrifice. On n’arrive à animer ce qu’on a créé qu’en lui transmettant sa propre vie (sang, larmes, sperme, «âme», etc.». Mircea Eliade Forgerons et alchimistes, Mircea Eliade, Editions Flammarion, 1977, p.26, phrase soulignée par P.I. * 8 : L'Œuvre au Rouge (ou « Rubedo ») est la phase finale du Grand Œuvre et suit les étapes préalables de la «Nigredo» (noircissement) et de l' «Albedo» (blanchiment). Moment de l'apogée de la transformation, symbolisant l'illumination, la plénitude et la transmutation en or philosophique, ainsi que l'accomplissement du processus intérieur d'illumination et de sagesse. L'alchimiste atteint un état de perfection spirituelle où il est en harmonie avec le cosmos.
Dans ce combat intérieur débouchant sur une renaissance, il s’agit d’ordonner les fils épars, comme dans le tissage, et de mettre de l’ordre dans le chaos (En grec ancien, le verbe «κοσμεῖν/ kosmein» signifie littéralement «mettre en ordre», «organiser», ou «embellir». Il est dérivé de «κόσμος /kosmos» et désigne l'ordre, l'harmonie, et par extension, l'univers ou le monde organisé.). Rejoignant discrètement la lignée des peintres inspirés par l’alchimie, P.I. cherche l'harmonie entre le corps, l'esprit et l'univers, tout comme l'alchimiste cherchait à atteindre l'unité et la pureté à travers la transformation des éléments. Sa peinture devient un moyen de communication entre le visible et l'invisible, entre l'humain et le divin, invitant le spectateur à une contemplation qui va au-delà de l'apparence, vers une expérience.
On est loin de «l’art pour l’art», décrié par Zissimos Lorentzatos, pour lequel «(…) l’impasse de l’art à notre époque n’est pas esthétique, mais métaphysique (…).» (*9), et selon lequel, «(…) pour sauver l’art, il faut le perdre tel qu’il se fait, ou tel qu’il fonctionne aujourd’hui.» (*10). P.I., qui connaissait Lorentzatou et estimait son œuvre, s’interroge également sur le rôle de l’artiste: «Comment réussir à préserver la peinture de l’art de peindre? (Préserver la poésie du poétique?) La qualité et la propriété.» (*11)
«Devant tout ce qui est important, il ne faut ni le dessiner ni nous laisser entraîner loin de sa séduction. C’est seulement quand on a réussi à l’approfondir que l’on comprend sa valeur et ce qu’il apporte vraiment. C’est cela qui nous intéresse vraiment, et non pas le plaisir que procure son dessin. D’ailleurs celui qui a créé cet objet, ne l’a pas créé pour en faire un objet de délectation, mais il l’a fait par nécessité. Les grandes œuvres sont le fait de la nécessité, ce sont les œuvres d’hommes terriblement poussés par la misère et les privations mais qui pouvaient pourtant chanter… Et leur chant relève du drame, c’est là leur expression. Si l’on voit donc ces choses schématiquement, on affaiblit, on émascule le drame, on n’en voit que l’apparence superficielle.» (*12) Sur les pas de Matisse, qui rêvait de «faire du tableau un tapis», P.I. s’appuie sur la force du décoratif comme «espace spirituel, c’est-à-dire un espace aux dimensions que l’existence même des objets représentés ne limite pas.» (*13). Tout se passe comme si, pour P.I., l’art populaire (au sens large) venait au secours de la peinture, comme les tapis orientaux pour Matisse, parce que la plastique y est indissociable du sacré : «Tout art décoratif véritable exige la présence, à l’arrière-plan, du sacré qui en constitue, sous des espèces diverses, l’unique sens.» (*14) Cet art simplifie, se concentre sur l’essentiel, se libère d’emblée de l’exactitude, du réalisme et des proportions. En cette fin de XXème siècle, P.I., qui a tranché avec le réalisme et ne subit pas les dilemmes rencontrés à l’époque de Matisse, évolue sur un terrain déblayé. Avec ses propres moyens créatifs, il prolonge l’art populaire, l’extirpe également de son statut d’art mineur ou subalterne, lui rend hommage en mettant en valeur ses résonances symboliques profondes et ce à l’écart de tout élan nationaliste ou patriotique. Chez lui, pas d’hellénisme excessif (*15 et 16). Ce qui l’inspire dans l’art populaire grec, il le trouve aussi dans la peinture égyptienne et les arts textiles ottomans.
*9 : Le centre perdu, Édition française, Ed. Allia, 2022, p. 14,15. *10 : Le centre perdu, Édition française, Ed. Allia, 2022, p. 18. *11 : Journal intime, Péris Iérémiadis, 03-07-2006.
*12 : Pour Péris, Stamatis Mavroeidis, Journal Aube, avril 2006 *13 : Matisse, Écrits et propos sur l’art, par Dominique Fourcade, Editions Hermann, 2000, p.246. *14 : Matisse, la révélation de l’Orient, auteur inconnu, archives documentaires de P.I., Textes dispersés, B7.1-8, p.179.
 «Il y a plusieurs manières 
d’être contemporain. Le modernisme de Péris puisait sa source dans des racines intemporelles.» Antonis Zervas Nécrologie de Péris Iérémiadis, par Antonis Zervas, 20 mai 2007, journal Kyrakatiki Avghi
Peinture sur toile et sur panneaux en bois (ci-dessus à gauche et à droite) vraisemblablement inspiré du Plafond de la "Tombe aux vignes" de Sennefer (Nécropole de Thèbes, Egypte). * 17: « Chez Matisse, l’orientalisme fait place à l’orientalité. » (in «Matisse, la révélation de l’Orient», auteur inconnu, archives documentaires de P.I., Textes dispersés, B7.1-8)
* 18 : Au sujet de Matisse : « (…) le conflit entre surface décorative et profondeur réaliste qui constitue l’être même de la tapisserie est aussi, nous ne cesserons de le souligner, la structure fondamentale de sa propre création. » (Ibid). *19 : « Matisse, Écrits et propos sur l’art », par Dominique Fourcade, Editions Hermann, 2000, p.98, phrase soulignée par P.I.). * 20 : au sujet de Matisse : « (…) il ressuscite l’alliance intime de l’image et de la lettre qui constituent un des traits essentiels des arts islamiques» (in « Matisse, la révélation de l’Orient », auteur inconnu, p.160, archives documentaires de P.I., Textes dispersés, B7.1-8)
*15 : « [...] S’obstiner sur la grécité ce n’est rien d’autre que s’obstiner sur le caractère de la servilité. » (Journal intime, Péris Iérémiadis, 02-10-2005, in archives documentaires du peintre). *16 : « [...] Ils ignoraient le grec, ceux qui se sont échinés sur la grécité. » (Journal intime, Péris Iérémiadis, 03-07-2006, in archives documentaires du peintre).
Numéro 19 de la revue Indiktos, dans lequel P.I., responsable des illustrations, choisit et met en page les papiers découpés de Matisse. > pour en savoir plus cliquez sur l’image
P.I. souscrit en quelque sorte à «l’orientalité» de Matisse (*17). Certes, dans son contexte à lui, Péris échappe à la nécessité d’une certaine acclimatation, en tant que Grec. Il n’a pas à assumer le choc de l’exotisme propre à l’époque et à la position de Matisse. Il assiste de son côté au regain d’intérêt pour les arts populaires dans la Grèce des années 1970-80, une Grèce plus que jamais en quête d’identité. Le design subit cette influence et des éléments folkloriques s’intègrent dans la production artisanale contemporaine. Mais P.I. redoute le pittoresque avec le détournement stérile des motifs d’hier mis à la sauce publicitaire et il craint que l’art populaire ne demeure qu’un «véhicule du sens perdu». Le peintre réprouve le déferlement de la banalité consumériste, gravée dans le plastique, la nouvelle élue des matières premières. Péris assiste à l’effondrement des valeurs traditionnelles à tous les niveaux, à l’image de l’architecture, devenue incapable d’abriter les âmes. Pour lui, il s’agit certes de redonner de l’éclat à ce qui est connu, mais surtout à ce qui est oublié. C’est le rapport à l’art populaire qu’il interroge à sa façon et en filigrane, un peu comme Lorentzatou vis-à-vis de la poésie contemporaine.
P.I. donne une place centrale à la couleur, appliquée en aplat parce que «délivrée de ses servitudes locales», optant délibérément pour un «espace de l’œuvre rigoureusement bidimensionnel», sans illusion spatiale (*18), ni ombres ni modelé. Tout se joue à la surface, soit «La sensation de la profondeur sans le secours de la perspective traditionnelle» (*19). La forme émerge avec la couleur, dans un même élan. Le médium est pur (terre ou pigment). La géométrie (symétrie) présente dans les textiles traditionnels laisse place à une volonté chez P.I. de dynamiser et de libérer les figures, tout en épousant la règle de l’«horror vacui». Le peintre recherche toujours l’équilibre entre les pleins et les vides. Comme dans la tradition textile, chaque espace est occupé par des motifs géométriques, floraux ou calligraphiques (*20), comme l’écriture inversée pour désigner l’indicible et la métamorphose des lettres en images (le alpha est souvent transformé en poisson), etc. Dans la peinture de P.I., les barques soupirent et expirent, le vent «mord les flots», comme dans la vision divine de Karkavitsas (*21). La douceur cache la douleur. La terre, à la fois «lange et linceul», recouvre les tableaux du crépuscule du peintre. Et sa peinture demeure non inquiétante, humble, pudique, subtile, cryptée, insaisissable, relevant d’un art enchanteur et consolateur.
*21 : «Il faisait un froid de loup. Le Vorias mordait les flots, gelait le rivage, (…) Les doubles et triples couchettes disposées tout le long de la coque, avec leurs litières noircies, faisaient penser à des sépulcres enfouis dans les profondeurs obscures de la terre. (…)». (Chapitre « Version divine », in Dits de la Proue, Andréas Karkavitsas, Ed. L’Harmattan, 2017, p. 125).
(Carte postale présente dans le Musée d’images de P.I-archives du peintre) Ma rencontre avec Hélène Dragoumis, à l’automne 2024, m’a permis de prendre conscience de l’attachement sérieux du peintre pour l’art du tissage et de le relier à son dessin et sa peinture, même si je ne prétends aucunement détenir La vérité ni avoir épuisé le sujet, faute d’expertise.
L’art du tissage, comme la méditation, s’inscrit dans le temps, réclame à la fois de la patience, de l’engagement personnel, de la régularité pour chaque geste, nécessaires à toute œuvre durable. Cet art fertilise le regard de la tisserande et celui du peintre et les conduit tous deux, selon des cheminements parallèles, à capturer la beauté, la complexité et les rythmes de la nature, célébrant à leur façon l'harmonie entre l'homme et son environnement, ainsi que la relation profonde entre la nature et la création humaine. L’art du tissage semble presque revêtir, pour le peintre, une fonction prototypique, parce qu’il se place à la racine de son propre geste créateur et de sa méthode de travail, mêlant expression personnelle et attachement à la tradition (figures de l’art populaire, alchimie, quadrichromie héritée de Polygnote, etc.).
J’imagine mon père silencieux, passant des heures dans le train, au milieu de la foule, traversant avec résignation l’enfer architectural d’Athènes irrémédiablement défigurée, pour saisir et savourer cette occasion rare de pouvoir assister et suivre le tissage qu’Hélénie pratique devant ses yeux, un art fertile, ancestral, réconfortant et toujours vivant! Je boucle cet article un jour de décembre 2024, sur le ferry pour Ancône, voyant s’éloigner de moi, stoïque, une fois de plus, la terre de mon père. Ce que mes yeux perçoivent aujourd’hui confirme encore ce que je pressentais si fortement lorsqu’en 2016, j’écrivais ce court texte que me demandait Lambros Kampéridis, pour introduire la version anglaise de son ouvrage «Le chevalier, le cheval, le dragon - Les Saint-Georges de Πέρης Iérémiadis» (Editions Denise Harvey, Eubée, Grèce): «Péris: hors des modes et des styles, délibérément du côté de l’Être, doué d’une clairvoyance implacable sur un monde qu’il réenchantait par son humour, son mode de vie et par sa palette éclatante de douceur, celle d’un paysage grec l’été, au petit matin, lorsque le bateau aborde la côte, mais surtout pas comme sur une carte postale. Son œil se délectait à comparer les innombrables nuances de vert du feuillage de l’olivier et du pin, à explorer l’infinie richesse des formes offertes par la nature. Mon regard d’enfant s’est nourri de cet œil-là. Il fut mon « lait paternel ». Avec le temps, j’ai peu à peu compris qu’il scrutait autre chose dans ce visible enivrant et que ce qui cherchait à s’exprimer résultait d’un combat pudique mais obstiné contre la facilité et le superficiel. Les entrailles d’une barque, les fissures d’un mur ancestral, le fléchissement d’une touffe de thym, les pores de la peau d’une joue, le regard tendre et grave de Karaghiosis, la figure archétypale du Saint-Georges mettent au jour cette introspection irrépressible de l’homme face aux affres de l’existence et cette constance de l’artiste qui console, nous donne à sentir la Beauté en toute chose pour réussir à survivre, sur les pas de ses maîtres, qu’ils soient artistes, artisans, Pères de l’Église, philosophes, prisonniers ou bergers. Une palette unique, une composition inspirée de l’art byzantin, un trait grave, concis et sûr, baignent de poésie les êtres et les choses pour nous convier à la quête de nous-mêmes et à la résilience.» K.I., Décembre 2024